Lorsque Jonathan Cœur se leva ce matin-là, il trouva un post-it collé sur la porte de son grand réfrigérateur américain : « Bon anniversaire, maître ».
Un billet de vingt dollars accompagnait le message. Décidément, ce nouveau majordome, Jean-Racine Prénom, lui plaisait de plus en plus.
Il s’étira en baillant, se servit un grand verre d’eau et sortit sur sa terrasse ensoleillée.
Sylvester Décès, son chef, flottait dans la piscine, mort depuis quelques jours déjà. Gérald et Bernardo, les enfants de sa voisine Patricia Super, jouaient dans l’eau.
Patricia était allongée nue sur le carrelage de la terrasse ensoleillée, et lisait un magazine. Elle entendit Jonathan et se tourna vers lui.
« Joyeux anniversaire ! » hurla t-elle.
Elle se leva et courut le serrer dans ses bras, le couvrant de baisers, lui léchant les lobes en lui mordillant les yeux. Il la repoussa doucement, but une gorgée d’eau, s’assit sur un tabouret et attendit.
Quelques heures plus tard, le téléphone sonna. Jean-Racine, boitillant comme toujours en raison de sa prothèse du pied, lui apporta le combiné, un grand sourire aux lèvres. Jonathan saisit l’appareil et écouta.
« Nous avons un problème, Jonathan. Venez tout de suite. »
C’était Thérèse Radar, la remplaçante de Sylvester.
Jonathan se leva, prit un bain, se rasa, et fit venir Jean-Racine, qui le coiffa et l’aida à enfiler ses bottines en cuir. Puis le majordome conduisit son maître à l’aéroport, où un jet du FBI l’attendait, prêt à partir.
Dans l’avion, une jeune femme belle et désirable l’attendait. Elle lui tendit voluptueusement une enveloppe épaisse, que Jonathan ouvrit pendant que le jet décollait en direction de Chicago.
Gilbert Méchant raccrocha son téléphone. Un rictus carnassier déformait son visage anguleux et meurtri. Son plan se mettait en place tel qu’il le souhaitait, et il se félicita intérieurement d’avoir choisi des complices aussi efficaces. Dégotés dans les plus sombres geôles russes, les deux criminels faisaient jusqu’à maintenant preuve d’une exceptionnelle habileté dans la réalisation de ses plans.
Son unique œil se tourna vers l’extérieur. Le soleil dardait de ses derniers rayons orangés la lagune saumâtre, où seules les mouettes venaient troubler le calme apparent d’un océan immense, mystérieux et puissant …
Il piocha un cigare dans une des luxueuses boîtes classées sur une étagère dédiée à cet usage, en arracha l’extrémité du bout des dents, et l’alluma à l’aide de son briquet en bois de rose. Il se détendit et se laissa aller dans son grand fauteuil en cuir. Son regard se posa sur les photos accrochées au mur. Prises à des époques différentes sur les lieux de ses attentats les plus retentissants, elles le montraient posant fièrement en compagnie de ses collègues terroristes, souriant d’un air complice sur les ruines fumantes des bâtiments détruits. Il songea tristement à ces amis qui avaient trouvé la mort héroïquement en accomplissant leur glorieuse tâche, et retint ses larmes.
Un cafard fit son apparition sur la surface lisse du bureau vernis et se précipita dans une course désordonnée vers le bras de l’homme. D’un geste vif, Gilbert Méchant attrapa l’insecte et le serra dans sa main, jusqu’à ce qu’un jus jaunâtre coule entre ses doigts. Il rouvrit la main, laissa tomber dans son cendrier le petit cadavre difforme, et lécha méticuleusement ses doigts.
Face à lui, sa secrétaire, horrifiée, se leva doucement de sa chaise sans le quitter des yeux. Elle s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit, puis recula jusqu’à l’angle opposé de la pièce. Sous les yeux ébahis du terroriste, elle prit alors son élan et se jeta par la fenêtre en hurlant. Gilbert Méchant se pencha et n’eut que le temps de voir sa collègue s’empaler sur une contractuelle occupée à verbaliser bêtement quelque automobiliste malchanceux.
Jonathan entra en trombe dans le bureau de Thérèse Radar, claqua la porte, et lui jeta de la monnaie au visage.
Thérèse, impassible, l’embrassa et le fit s’asseoir devant l’antique machine à écrire IBM des services secrets du FBI.
Elle lui dicta :
« Jonathan,
Si nous t’avons fait venir de toute urgence, si nous t’avons fait monter dans un jet où une jeune femme belle et désirable t’attendait pour te tendre voluptueusement une enveloppe épaisse, c’est qu’il est en train de se passer quelque chose que nous redoutions.
Gilbert Méchant n’est pas mort, il a survécu à sa chute de la plus haute falaise du monde.
C’est tout ce que nous savons pour l’instant, l’information nous est parvenue ce matin, regarde ceci. Tu peux cesser de taper. »
Elle lui tendit une enveloppe épaisse.
Jonathan était sous le choc. Cette nouvelle remettait en cause sa fierté, son honneur. Depuis ce jour de février 2001, il croulait sous les récompenses, les acclamations, il ne comptait plus ses médailles et avait dîné plusieurs fois à la Maison Blanche. Il était aux yeux de l’Amérique celui qui avait débarrassé son pays du terrible Gilbert Méchant, l’horrible et machiavélique terroriste qui avait fait trembler le monde pendant une décennie.
« L’information est encore confidentielle, Jonathan, précisa Thérèse. Tu dois tout faire pour supprimer Méchant avant que la vérité n’éclate au grand jour. Il en va de ta réputation, mais aussi de la crédibilité du gouvernement (en ces temps agités, il n’a pas besoin de ça), le président est au courant et nous a déjà fait part de son extrême mécontentement. Il veut la tête de Méchant, sinon c’est la tienne qui va tomber. (Il ne rigole pas). Tu as tous les moyens à ta disposition, mais très peu de temps. »
Jonathan n’écoutait qu’à moitié le discours de cette femme qui était capable de parler entre parenthèses, il pensait déjà à ce qu’il devait faire.
Pendant que Gérald et Bernardo faisaient de la balançoire au fond du jardin, Patricia Super acheva sa lecture et ferma les yeux, bercée par l’agréable clapotis des vaguelettes de la piscine qui heurtaient le corps de M. Décès. Elle finit par s'endormir.
Deux hommes en combinaison de cuir vert sortirent alors d’un buisson et s’approchèrent de la jeune femme. Ils étaient munis d’un grand sac en toile, dans lequel ils mirent Patricia.
Mais en se retournant, ils tombèrent nez à nez avec Jean-Racine Prénom, qui les menaçait d’une cuiller en bois à laquelle il avait fixé une fourchette.
Les deux hommes, apeurés, mais relativement professionnels, se regardèrent un instant, saisirent leur sac, et se mirent à courir en direction du majordome, agitant leur bras libre en poussant de grands cris hystériques.
Jean-Racine se précipita à l’intérieur de la luxueuse villa et verrouilla toutes les issues.
Il se tourna ensuite vers la baie vitrée, par laquelle il regarda arriver les deux agresseurs. A l’aide du sac, ils se mirent à frapper de grands coups dans la vitre.
Le majordome mit en évidence son arme, en regardant les deux hommes d’un air fâché, retroussant le côté droit de sa lèvre tout en fronçant les sourcils. Mais en entendant les structures métalliques de la fenêtre céder peu à peu, il perdit confiance, et poussa une chaise contre le carreau, espérant retarder l’avancée de ces intrus.
Les coups s’amplifiaient, au fur et à mesure que la rage des assaillants croissait. Soudain, un éclat apparut dans le verre, pas plus gros qu’une pièce de deux euros. Mais il s’étendit rapidement à toute sa surface. Les cris de Patricia s’ajoutèrent à ceux des deux hommes.
Jean-Racine commença à paniquer, le verre semblait prêt à céder. Paralysé par la terreur, il observait la scène, veillant à conserver une mine agressive qu’il espérait suffisante pour dissuader ces indélicats de persister dans leur tâche.
Il décida de hurler. Au même moment, la vitre explosa.
Ne souhaitant pas attendre que les agresseurs résolvent le problème que leur posait la chaise posée en travers de leur chemin, le majordome courut s’enfermer dans une armoire. Il ne cessa de crier que lorsqu’il distingua, mêlé aux hurlements des inconnus, le bruit des pieds de la chaise qui frottaient contre le sol. Cette fois, ils étaient entrés dans la villa.
Crispé sur le manche de son arme, il sentait ses ongles entrer dans la peau, et serrait les dents pour s’empêcher de hurler de douleur.
Les cris et les bruits ne cessaient pas, les hommes semblaient fouiller chaque pièce en détruisant tout sur leur passage.
Soudain, dans un accès de témérité, il reprit son air menaçant, et se jeta à l’extérieur de l’armoire en rugissant. Les deux individus cessèrent aussitôt leurs cris et le regardèrent d’un air enthousiaste. Ils lui jetèrent aussitôt le sac au visage, sans que Jean-Racine n’ait le temps d’avoir la moindre réaction.
Il s’écroula sous le poids et hurla de douleur, accompagné par Patricia, certainement surprise par les événements. Les agresseurs entreprirent alors de lui jeter des objets au visage en poussant des braillements stridents. A bout de force, le majordome perdit connaissance.
Lorsqu’il revint à lui, il se trouvait enfermé dans un endroit exigu, dépourvu de lumière, et céda aussitôt à la panique, gémissant et pleurant. Il donna des coups désordonnés sur les parois et comprit qu’il était de nouveau enfermé dans l’armoire. Songeant à la mauvaise qualité du meuble, il banda ses muscles, tendit son corps tant qu’il le put, tentant d’écarter les plaques de bois, mais rien ne se passa. L’armoire tenait le coup. Tâtonnant, il retrouva son arme, mais s’aperçut avec tristesse que la fourchette avait été supprimée.
Une excellente idée lui vint alors à l’esprit.
Il prit la cuiller entre ses paumes et se mit à lui donner un mouvement de rotation alternatif tout en l’appuyant sur l’une des parois en bois. Grand bien lui en fit, car au bout de quelques heures de ce traitement, le bois commença à chauffer, et de petites étincelles vinrent illuminer le sombre cachot. Soufflant avec précision sur le foyer naissant, Jean-Racine voyait renaître dans ces petites flammes l’espoir d’une libération.
La paroi s’embrasa enfin et le majordome regarda avec satisfaction le bois se consumer, tout en prenant conscience de la soudaine montée de température. Le feu et la fumée se répandirent rapidement dans l’armoire.
Le cœur battant à tout rompre, Jonathan Cœur sortit des bureaux secrets du FBI et se précipita dans sa voiture de fonction, une Viper flambant neuve, où l’attendait Mezzanine Feuilleton, sa coéquipière. Il s’assit à la place du conducteur, et se mit à la contempler. Il éprouvait pour elle une extrême attirance.
Mezzanine avait noué ses longs cheveux roux en un chignon maintenu à l’aide d’une cuiller en bois. Elle portait de nombreux bijoux, faits de rotin et de coquillages, qui lui donnaient un air sauvage de naïade. Sa lèvre inférieure, pulpeuse, ou peut-être enflée, lui donnait un charmant air boudeur. Ses vêtements, qu’elle portait très serrés mettaient en valeur sa poitrine tout en longueur, qui reposait sur son petit ventre affaissé.
Jonathan, sans la quitter du regard, tendit lentement sa main vers l’autoradio, l’alluma et poussa le volume au maximum. La station mal réglée diffusait à travers les parasites des commentaires de courses hippiques. Doucement, il passa son bras derrière le siège passager, et continua de la regarder, sans prononcer un mot.
Mezzanine, songeuse, triturait machinalement la sangle de son sac-banane, le regard fixé sur un petit impact dans le pare-brise. Une brutale bourrasque agita soudain le véhicule, secouant le petit ballon désodorisant en cuir accroché au rétroviseur.
Les minutes passaient. Jonathan ne lâchait pas Mezzanine des yeux. Les exclamations du commentateur saturaient les haut-parleurs. Le ciel s’assombrissait, un orage violent semblait imminent. Le vent, de plus en plus fort, soulevait joyeusement la poussière et emportait avec lui de nombreux animaux abandonnés là par leurs maîtres apeurés.
Un nouveau coup de vent propulsa un nuage de sable par la fenêtre ouverte de la jeune femme, qui fut prise d’une crise d’éternuements. Les yeux rouges, elle tâtonna à la recherche de la boîte de mouchoirs en papier que son supérieur laissait toujours à disposition dans sa voiture. Ne la trouvant pas, elle se tourna vers lui, le regard implorant.
Jonathan rompit le silence en lui tendant une enveloppe épaisse.
«- Prenez cette enveloppe, Mezzanine, nous allons droit à l’aéroport, dépêchons-nous, nous partons pour plusieurs jours, j’espère que vous avez avec vous vos effets personnels.
- Je suis au courant pour Gilbert Méchant, ne vous faites pas de mouron, il ne va pas nous résister.
- J’espère, mais en attendant, rien n’est joué, nous devons nous dépêcher, foncer vers l’aéroport et partir pour plusieurs jours.
- Avec plaisir. »
Il démarra nerveusement, déboîta avec virtuosité, et s’engagea dans la circulation chargée de cette fin de matinée. Le stress le gagnait, Mezzanine lui avait fait perdre beaucoup de temps et il allait devoir se maîtriser pour ne pas lui faire de remontrances. Cette femme était parfois une merveilleuse coéquipière, une créature sublime, mais la plupart du temps un véritable boulet. Une colère noire l’envahit subitement. Hors de lui, écumant de rage, il la gifla, puis lui plaqua violemment le visage contre la boîte à gants. Énervée et déçue, Mezzanine sortit du véhicule.
Jean-Racine, suffocant, ruisselant de sueur, crachait tout ce qu'il pouvait sur l'incendie qu'il venait de déclencher. Les flammes lui avaient brûlé sourcils et cheveux, et commençaient à attaquer ses vêtements. Terrifié et à bout de souffle, il finit par se déshabiller et plaqua sa veste sur les flammes pour étouffer le feu, qui s'éteignit. Jean-Racine Prénom se laissa tomber dans le fond de l'armoire, pleurant et gémissant.
C'est alors qu'il s'aperçut qu'il n'était pas seul.
Quelqu'un lui caressait sensuellement le dos. Il se retourna, mais dans la pénombre, ne pouvait rien distinguer. Tâtant dans le noir, il s'aperçut qu'il s'agissait d'une femme, nue.
« - Patricia ! C’est vous ? !
- Monsieur Prénom ! Vous ici ! Pourquoi sommes-nous là ?
- Voici mon opinion : je pense que nos ravisseurs ont trouvé judicieux de nous mettre au même endroit afin de réaliser des économies en n’ayant qu’une seule personne à rémunérer pour nous surveiller. De plus, cette armoire dans laquelle nous sommes enfermés doit être destinée à nous ralentir au cas où nous déciderions de tenter une évasion. En effet, une personne retenue prisonnière éprouve généralement le désir de mettre fin à sa captivité. Il est prouvé qu’elle aura plus de difficultés à s’échapper si elle est retenue par des objets solides, tels que des murs, des barreaux, ou à défaut, les parois d’un meuble tel que cette armoire (ces différents moyens sont parfois cumulés pour plus d’efficacité). Si, comme c’est ici notre cas, l’ouverture du lieu de détention est rendue difficile par un système de verrous et de cadenas, le captif verra sa tentative déjouée. Le ravisseur dispose habituellement d’avantages certains sur son prisonnier, ne serait-ce par exemple que par la simple possession des clés permettant d’ouvrir le lieu de détention. La liberté dont il dispose en est un autre. Cet état de fait lui permet dès lors de pratiquer toutes sortes de manœuvres destinées à faire jouer certaines pressions d’ordre psychologique à l’égard de sa victime afin de lui soutirer des renseignements, des sommes d’argent, ou bien de lui imposer de commettre des actes auxquels cette dernière n’aurait pas consenti, voire même pensé, sans l’aide de ces pressions. Pour parvenir à un accord, ravisseur et prisonnier pratiquent une négociation dans laquelle chacun avance ses arguments et ses contraintes, mais il arrive que…
- Oui, mais pourquoi sommes-nous enfermés ? Qui sont-ils ? l’interrompit-elle.
- Je pense que nous avons été kidnappés par un individu très puissant, disposant de moyens conséquents. Il est possible qu’il s’agisse de Gilbert Méchant, qui a peut-être survécu à sa chute de la plus haute falaise du monde en février 2001. Jonathan Cœur l’avait pourchassé inlassablement jusqu’à ce qu’ils se retrouvent face à face sur cette falaise. Méchant avait préféré se jeter dans le vide plutôt que se rendre. S’il a survécu, il a très certainement monté ce plan machiavélique où notre capture est destinée à exercer une pression sur Jonathan. Il veut certainement se venger de cette cuisante défaite, et va réclamer quelque chose de diabolique à notre ami en l’échange de nos vies. Peut-être par exemple qu’il va lui demander d’avouer au peuple américain qu’il ne l’a pas vraiment tué comme il s’est complu à le raconter, s’attirant par-là même une gloire inouïe mais injustifiée, qui l’a propulsé à la tête de cette fortune colossale, fortune grâce à laquelle il a pu faire miroiter à vos yeux une vie de luxe et de rêve, promesse à laquelle vous avez rapidement succombé, vénale comme vous êtes, sale petite profiteuse de merde. J’imagine que Gilbert Méchant a contacté le FBI, en lui faisant parvenir par exemple une enveloppe épaisse, et demandé à Jonathan de se rendre à l’aéroport pour partir quelques jours.
- Mais je…
- Ne m’interrompez pas ! Jonathan Cœur a du se faire accompagner par Mezzanine Feuilleton, et à l’heure qu’il est, ils doivent être en train de monter à bord d’un avion se rendant à Paris, puisque c’est là-bas que les attend certainement Gilbert Méchant, avec cette horrible proposition qu’il va leur faire : notre vie contre la honte la plus terrible. Mais Méchant n’a aucune preuve de notre capture, et je pense qu’il va devoir rapidement s’en procurer. C’est là notre dernière chance : évitons que Gilbert Méchant puisse prouver qu’il nous tient captifs ! Vous me comprenez ? ! C’est là notre dernière chance de survivre ! Il faut que vous réalisiez ça bon sang ! »
La lumière du jour les éblouit soudain, jaillissant par les portes de l’armoire, brutalement ouvertes. Des mains puissantes les arrachèrent de leur geôle, et les propulsèrent contre un mur de pierres.
« -Faites face au mur, sales captifs ! », leur lança-t-on, d’une voix joviale.
Un déclic d’appareil photo se fit entendre, suivi de chuchotements qui durèrent quelques minutes. Puis une autre voix leur demanda de se retourner.
Ils firent face à leurs ravisseurs, les deux hommes en combinaison de cuir vert. L’un d’entre eux prenait des photos pendant que le deuxième l’embrassait dans le cou.
Satisfaits, les kidnappeurs les repoussèrent ensuite dans l’armoire à moitié calcinée.
Jonathan Cœur et Mezzanine Feuilleton s’installèrent dans leur siège en première classe, et s’embrassèrent. Lorsque leurs lèvres se séparèrent, l’avion avait atteint son altitude de croisière.
Quelques heures plus tard, le commandant de bord annonça la descente vers Paris, ce qui déclencha une bagarre dans le fond de l’avion. Quelques coups de feu retentirent et le calme se rétablit.
Ils récupérèrent les effets personnels de Mezzanine et les malles de vêtements de Jonathan, puis se dirigèrent vers la station de bus. Ils durent ensuite prendre le métro pour se rendre à leur hôtel, le Hilton de Roissy, où Mezzanine avait réservé une chambre double, espérant partager le lit de son supérieur.
Mais celui-ci ne l’entendait pas de cette oreille, et entra dans une fureur incontrôlable lorsqu’il s’aperçut de la manigance de sa collègue. Souhaitant la frapper, il cherchait son club de golf dans l’une de ses malles, lorsque Mezzanine lui fit remarquer la présence d’une enveloppe épaisse sur le très chic couvre-lit en velours. Aussitôt, sa rage retomba et il s’empressa de l’ouvrir.
Mezzanine le vit blêmir. Décomposé, il la dévisagea puis lui jeta l’enveloppe. Ce qu’elle y trouva était édifiant : deux photos montraient de dos puis de face un homme sans cheveux ni sourcils, vêtu des restes d’un costume queue-de-pie, accompagné d’une femme nue. Les deux personnages arboraient un sourire forcé.
« - Vous les connaissez ? demanda-t-elle.
- Bien sûr, c’est Jean-Racine Prénom, mon majordome, et Patricia Super, ma voisine, avec qui j’entretiens une liaison secrète. C’est grâce à tout mon pognon que j’ai réussi à la séduire. Mais je me demande ce que signifie cette mascarade. Pourquoi pose-t-elle nue avec Jean-Racine, et pourquoi ce crétin s’est-il tondu les cheveux et les sourcils ? Et pourquoi ces photos nous attendaient-elles ici, dans une enveloppe épaisse ? Personne n’était au courant de notre venue.
- Personne, sauf Gilbert Méchant, rappelez-vous, c’est lui qui nous a fait venir ici !
- Damned ! Vous avez raison !
- Avez-vous lu le message qui accompagne les photos ?
- Non, qu’est-ce qu’il dit ?
- Rien, mais peut-être qu’il faut passer une flamme en dessous, au cas où son auteur aurait écrit au jus de citron. »
Jonathan alluma son briquet et passa la flamme sous la feuille de papier. Le message apparut progressivement :
« Si vous voulez les revoir vivant, retrouvez-moi sous le pont de l’Alma, cette nuit, à 3h ».
« - Il n’y a pas de "s" à "vivant", fit remarquer Mezzanine. Croyez-vous qu’il fait allusion à votre vie ou à celle de vos amis ?
- Je pense qu’il me mène en bateau, et qu’il veut semer le doute dans mon esprit. Si je mise sur la faute d’orthographe, ça veut dire qu’il souhaite les tuer. Si je parie sur une syntaxe parfaite, ça veut dire qu’il en veut à ma vie. Il me tient le fumier !
- Si ça se trouve, il va vous proposer un marché.
- On verra bien, en attendant, en parlant de marché, on n’a qu’à aller faire du shopping. »
En cette fin de journée, à quelques centaines de kilomètres de Paris, Stevenson et Miranda, deux étudiants fous amoureux l’un de l’autre, cherchaient à sortir de la forêt dans laquelle ils s’étaient aventurés pour une promenade digestive. Le crépuscule s’annonçant, les sous-bois prenaient une allure menaçante au fur et à mesure que les ombres s’allongeaient. La douce chaleur qui les avait réchauffés tout l’après-midi faisait place à une fraîcheur humide. Stevenson cherchait la mousse sur les arbres et suivait leur direction, pensant suivre une ligne droite dirigée vers le nord. Miranda avait choisi d’aborder le problème en pleurnichant.
La nuit était tombée depuis quelques heures déjà, lorsque Stevenson, frigorifié, tenant Miranda endormie contre lui, entendit au loin des coups de sifflet et des aboiements. Il se leva d’un bond, réveillant sa compagne qui se mit à gémir, et hurla « On est là ! on est là ! ». Il aperçut alors les faisceaux lumineux de plusieurs lampes-torches.
Le sergent-chef Jean-Vincent Mgkngtz entendit les cris, et se dirigea aussitôt vers eux. Les deux jeunes qu’ils recherchaient étaient là, près d’un arbre, le garçon s’égosillant à se décrocher la mâchoire et sa copine pleurant et geignant, accroupie près de lui. Il braqua sa lampe sur eux, sortit son porte-voix et hurla :
« - Ne criez plus, nous sommes là, nous vous avons retrouvés ! Nous allons vous sauver la vie ! N’ayez crainte, votre calvaire est terminé, nous allons nous diriger vers vous et vous offrir couvertures, victuailles et boissons chaudes ! Vous êtes sauvés ! C’est fini ! Nous sommes vos sauveurs ! ».
Une horde de médecins se rua sur eux, et leur prodigua les premiers soins. Un jeune stagiaire zélé voulut les mettre sous dialyse, mais son supérieur l’arrêta en lui cognant la tête à plusieurs reprises contre une vieille souche. Les deux jeunes égarés reprirent leurs esprits et se sentirent rapidement ragaillardis. Un énorme bulldozer déboucha sur les lieux dans un grand fracas. Stevenson s’aperçut que l’engin venait de tracer un chemin dans la forêt, afin de laisser passer derrière lui une dizaine d’ambulances, qui illuminaient la scène de leurs gyrophares. Trois hélicoptères se posèrent derrière elles.
Ils furent posés sur des civières et emportés dans les véhicules d’urgence, où de nombreux infirmiers leurs firent remplir d’épais formulaires. Enfin, les ambulances démarrèrent et les emportèrent vers un hôpital, où les attendaient leurs familles et amis en état de choc.
Jonathan et Mezzanine flânaient dans une armurerie lorsque le portable de Jonathan sonna. Il décrocha aussitôt. Son interlocuteur avait fait une erreur de numéro.
Soulagé, il reporta son attention sur les magnifiques armes à feu que ce sympathique commerçant lui proposait. Il avait l’intention d’offrir un cadeau à Mezzanine, mais avait du mal à faire son choix.
De son côté, Mezzanine passait son doigt sur les vitrines de la boutique. Cette odeur de graisse, de poudre et de cuir lui procurait une agréable sensation de bien-être. Elle sentit monter en elle un besoin soudain et se rapprocha de son supérieur, qui la surveillait du coin de l’œil avec un sourire de maniaque. Il l’aida à grimper sur le comptoir pour lui découper sa robe au couteau. Mais la sonnerie du téléphone les interrompit de nouveau.
Il décrocha et écouta. C’était Gilbert Méchant.
« - J’espère que vous n’oubliez pas notre petit rendez-vous, Cœur ! Je serais très déçu si vous me posiez un lapin.
- Non, non, Méchant, je n’oublie pas. A trois heures cette nuit, sous le pont de l’Alma, c’est bien ça ?
- Oui, je vois que vous avez bien retenu la leçon.
- C’était pas vraiment une leçon.
- C’est vrai, c’était plus un message.
- Ha au fait, il n’y a pas de "s" à "vivant" dans le message, c’est une faute ou c’est volontaire ? Parce que ça change tout.
- Ha bon ? Non, c’est une faute, je voulais bien dire "vivants" au pluriel, je parlais des otages.
- Ok, parce qu’on se demandait, avec Mezzanine, c’était un peu chiant…
- Oui, je comprends bien. Toutes mes excuses. Des fois je fais pas gaffe, quand j’écris, en plus au jus de citron on voit pas ce qu’on écrit, et je ne me voyais pas passer une flamme sous le papier pour me relire, ça aurait gâché un peu le côté mystérieux du message caché, parce que justement, il n’aurait pas été caché. Enfin, je pense, remarquez, je ne sais pas si le message ne se serait pas effacé de nouveau par la suite, je ne suis pas sûr. Faudrait que j’essaie, ça m’éviterait de refaire la même erreur.
- Ouais, c’est pas évident, c’est sûr. Je ne sais pas. Enfin je ne pense pas, en fait. A mon avis, une fois le citron passé à la flamme, ça doit rester sur le papier. Ce n’est pas comme de l’encre sympathique. Remarquez, je dis ça, mais je ne sais pas vraiment comment ça marche, l’encre sympathique. Mais comme c’est fait pour, c’est peut-être un peu plus pratique. Encore faut-il en trouver, je ne sais pas où ça se vend. C’est peut-être interdit, on sait pas.
- Non, je ne pense pas quand même, ou alors ça dépend des pays. Mais au fait, « encre sympathique », n’est-ce pas plutôt un terme générique qui désigne toutes les possibilités d’écriture dissimulées ?
- Ha, peut-être, attendez je vais jeter un œil sur Google.
- Non, vous embêtez pas, je me débrouillerai au cas où.
- Comme vous voudrez.
- Bon, alors à ce soir ?
- Hmm, attendez, Méchant…
- Quoi ?
- Je voudrais revenir sur ce que vous avez dit tout à l’heure. Vous avez dit « poser un lapin ».
- Oui, … et alors ?
- Non, rien, j’étais juste en train de me dire que c’était con comme expression, si on y réfléchit, ça veut rien dire.
- C’est vrai.
- Pourquoi le fait de poser un lapin signifierait faire l’impasse sur un rendez-vous ? C’est nul.
- Oui, remarquez, « faire l’impasse », c’est pas terrible non plus, tant qu’on y est !
- Effectivement, ça ne veut pas dire grand chose.
- Une qui est bien nulle, aussi, c’est « tourner en jus de boudin ».
- Ca existe ça ? Ca veut dire quoi ?
- Ca veut dire tourner court, ou quelque chose dans le genre.
- Ok. Bon, enfin, on va pas s’éterniser là-dessus, moi fallait que j’y aille. A tout à l’heure alors !
- Attendez !
- Quoi encore ?
- Ben vous dites "Quoi encore ?" alors que c’est la première fois que je vous dis "Attendez !", la fois d’avant, c’est vous qui m’avez dit "Attendez !".
- Oui, c’est vrai, excusez-moi, je suis un peu nerveux ces temps-ci.
- C’est pas grave, à tout à l’heure ! »
Jonathan raccrocha, dubitatif. Sans prêter attention à Mezzanine, assise sur le comptoir dans sa robe en lambeaux, il sortit précipitamment de la boutique et héla un taxi. Il ouvrit la portière et annonça au chauffeur « 54, boulevard Galieni ! Vite !», puis referma la porte et regarda la voiture s’éloigner à toute vitesse, bien content de sa petite farce.
Il retourna ensuite dans la boutique et acheta à sa collègue une tenue de chasse, n’y trouvant rien d’autre qui puisse remplacer ses vêtements. Ils ressortirent en trombe, s’installèrent à la terrasse d’un café, se firent servir des apéritifs et patientèrent.
Il restait beaucoup de temps à tuer jusque trois heures du matin, ils décidèrent donc de prendre leur temps et de profiter de la gastronomie française.
Lorsque l’heure fut venue, ils réglèrent leurs boissons et firent le tour du quartier en consultant les cartes des restaurants. N’ayant rien trouvé de satisfaisant, il pénétrèrent au hasard dans une brasserie pisseuse aux murs jaunâtres et s’assirent face à face, attendant qu’un serveur vienne leur tendre une carte graisseuse.
Secrètement, Jonathan ne pouvait s’empêcher de penser qu’il savourait là peut-être son dernier repas.
Hystériques, Jean-Racine et Patricia se jetaient tour à tour contre les parois de l’armoire.
Cette fois, les planches carbonisées ne résistèrent pas longtemps et volèrent en éclats. Sans qu’ils ne s’en rendent compte, ils avaient été déplacés et se trouvaient maintenant dans une forêt. Il faisait nuit noire. Ils étaient seuls. Heureusement pour Patricia, nue comme un vers, la température était douce. Le clair de lune leur permettait de se repérer, ils se mirent donc à marcher vers le nord, suivant la mousse sur les arbres.
La prothèse de Jean-Racine n’était pas vraiment adaptée à la marche dans une forêt vierge, et il trébuchait régulièrement, essayant de se rattraper à la chevelure de Patricia qui poussait des petits cris de surprise.
Le couple marchait depuis une bonne demi-heure lorsque Jean-Racine aperçut au loin une faible lumière.
« - Regardez, là bas, de la lumière !
- Où ça ?
- Là bas ! s’énerva-t-il en désignant de son index le halo lumineux.
- Qu’est ce que vous pensez que c’est ?
- C’est de la lumière. Or, la nuit, la lumière est très rarement naturelle. Si l’on excepte la lune et certaines espèces animales, comme la luciole et certains poissons, il existe très peu de sources lumineuses qui ne soient pas le fait d’une activité humaine. Statistiquement, les chances que nous soyons là en présence d’une luciole ou d’un poisson lumineux sont assez faibles, je pense. D’autre part, le clair de lune a une source aisément identifiable.
- Oui, c’est la lune !
- Tout à fait. Je pense donc que nous avons là une lumière produite de manière artificielle. Si nous étions en zone urbaine, cette nouvelle me laisserait pour le moins indifférent, car il pourrait s’agir de n’importe quel lampadaire ou panneau lumineux auxquels je n’attacherais aucune attention. Mais nous sommes ici dans une situation plus délicate, perdus nuitamment dans une forêt dont on ne sait rien. Trouver ici de la lumière permet donc de supposer une quelconque présence humaine, et me permet par conséquent d’espérer être en mesure de requérir de l’aide, si toutefois les individus responsables de ce modeste déluge de photons sont de bonne composition et si notre présence impromptue ne leur cause pas un quelconque désagrément.
- Qu’allons-nous faire ?
- Il semble évident que l’une des solutions qui s’offrent à nous est de se rapprocher de cette lumière. Nous en avons d’autres en réserve, mais c’est vers celle-là que va ma préférence. Je ne vous ai pas précisé il est vrai que je souhaite ardemment que notre situation s’améliore.
- Oui, et moi j’ai froid, toute nue comme ça dans les bois.
- Moi j’aime bien.
- Au fait, Jean-Racine, il existe une autre source de lumière la nuit.
- Oui, le feu. Mais ne pensez même pas à évoquer la possibilité que nous soyons face à un incendie. Sinon je vous en colle une.
- Bon, allons-y. »
Ils arrivèrent devant une petite cabane lugubre, noyée dans des nappes de brume. La lumière passait par une petite fenêtre aux carreaux si sales qu’on ne distinguait rien à l’intérieur.
Jean-Racine se raidit et arrêta Patricia, posant sa main chaude sur son ventre nu.
« - Ecoutez, vous entendez ? chuchota le majordome.
- Non, quoi ?
- Rien, justement ! On n’entend plus rien du tout ! Pas de vent dans les branches, pas de croassement batracien, pas de frémissement de broussaille, pas de cri d’oiseau, pas de bourdonnement d’abeille, pas de brame de cerf, pas de rugissement de tigre, pas de miaulement de chat, pas de hennissement de cheval, pas de meuglement de vache ! Rien, plus rien ! Brutalement, comme ça ! On n’entend plus rien !
- Oui, c’est vrai.
- Je vais me rapprocher, restez-là. »
Tendu, Jean-Racine fit un pas vers la maison. Dans ce silence, le doux frottement de sa prothèse dans l’herbe humide leur sembla assourdissant.
Patricia se pétrifia. Dans le silence pesant, la lumière venait de s’éteindre, à l’instant même où le majordome avait bougé.
Jean-Racine se précipita alors dans les bois, disparaissant de la vue de sa compagne. Affolée, le regard fixé sur le buisson où avait disparu le majordome, elle se mit à trembler. Seule, nue et démunie dans cette immense forêt, elle perdit subitement tout espoir de survivre à cette épreuve terrible.
Elle entendit grincer la porte de la vieille maison. Une silhouette se profila sur le seuil, sans qu’elle puisse discerner à qui elle avait affaire. Patricia se laissait envahir par la panique. Des gouttes de sueur froide glissaient sur sa peau bronzée, longeant les courbes parfaites de son corps frémissant.
Elle entendait la respiration profonde de l’être qui lui faisait face. De petites volutes de condensation s’échappaient de ses narines. Il ne bougeait pas. Les secondes s’égrenaient, sans que rien ne se passe. La tension devenait insupportable.
Plusieurs minutes passèrent encore avant que Patricia n’ose enfin esquisser un geste. Elle fit un pas en arrière. La lumière se ralluma alors dans la cabane, éclairant le visage de Jean-Racine qui se tenait dans l’embrasure de la porte, la regardant avec appétit. Il lui sourit d’un air complice, s’avança vers elle et lui prit la main pour l’entraîner dans la petite maison.
L’ordre quasi militaire qui régnait dans la pièce contrastait avec la saleté des lieux, absolument effroyable. Du liquide jaunâtre et grumeleux ruisselait le long des murs, des détritus pourrissaient dans de grasses flaques noirâtres nauséabondes. Une corbeille vraisemblablement destinée à contenir des fruits était remplie d’une boue organique répugnante, autour de laquelle une colonie de cafards s’agitait. L’odeur, suffocante, rappelait un vague mélange de pourriture, d’immondices et de déjections.
Un emballage de fusibles traînait sur la petite table de cuisine.
« - Un fusible avait sauté, c’est pour ça que ça s’était éteint, expliqua Jean-Racine. J’ai changé le fusible et ça s’est rallumé. En fait, cette opération a rétabli la continuité dans le circuit électrique, qui avait été interrompue par la rupture par surchauffe du filament de cuivre contenu dans le fusible précédent. Le mystère reste entier, on ne connaît pas la source de la surchauffe, l’interruption peut donc se reproduire à tout instant.
- Ca ne colle pas trop avec ce que j’ai vu. Vous vous êtes enfui dans les bois quand ça s’est éteint. Moi j’ai cru que vous vous étiez sauvé, m’abandonnant à mon triste sort, seule, nue et démunie dans cette immense forêt. Subitement, j’ai perdu tout espoir de survivre à cette épreuve terrible.
- J’allais chercher les fusibles ! J’avais aperçu une boîte de fusibles par terre sur notre chemin tout à l’heure.
- J’ai du mal à le croire.
- Cela ne me surprend pas.
- Moi non plus.
- Peu importe, de toute façon, nous avons ici un refuge dans lequel passer la nuit. Nous sommes ici en sécurité je pense, nous avons tout ce qu’il faut : un toit, une porte, des gonds, une poignée, des murs, de l’électricité. Et peut-être que si nous fouillons bien, nous trouverons de la nourriture. Vous avez faim Patricia ?
- Oui, cherchons de la nourriture. »
Rêveur, il la regarda se baisser pour fouiller les étagères de la petite armoire. Elle en sortit des filets de merlan et du riz, qu’ils s’empressèrent de dévorer.
Après leur repas, Jonathan et Mezzanine décidèrent de patienter en pénétrant dans un cybercafé. A peine entré, l’agent secret n’eut pas le temps de réagir, sa collègue s’était déjà installée face au clavier et tenait en main la souris d’un air provocateur.
Furieux, Jonathan se dépêcha de régler au comptoir les formalités d’accès et se dirigea vers elle. Il était hors de question que ce soit Mezzanine qui manipule l’engin. Un coup de pied stomacal régla la situation et Jonathan put se mettre à la recherche des informations qu’il désirait. Sa collègue s’assit à ses côtés et sortit un bloc-notes dans l’optique de prendre en sténo ce qu’il lui dicterait.
Les doigts de Jonathan Cœur dansèrent sur les touches avec dextérité :
> Donner adresse Gilbert Méchant
> 44, rue de la Couenne – 75013 Paris
> Donner informations supplémentaires
> Gilbert Méchant – terroriste sanguinaire abattu par Jonathan Cœur mais en fait pas vraiment.
> Dire plus de trucs
> Capture récente de Jean-Racine Prénom et Patricia Super par infâmes prisonniers russes en cavale à la solde Gilbert Méchant.
> Donner analyse information précédente
> Analyse dit que certainement Gilbert Méchant se sert capture otages pour obtenir révélation gros mensonge misérable Jonathan Cœur à public et autorités.
> Donner opinion personnelle et éventuels conseils avusés
> Syntax error
> Donner opinion personnelle et éventuels conseils avisés
> Gilbert Méchant veut vengeance personnelle avant reprendre activités terroristes sanguinaires. Gilbert Méchant connard de première. Jonathan Cœur prendre précautions et prudent. Jonathan Cœur exercer emprise érotique Mezzanine Feuilleton vraiment idiot pas en profiter.
> Donner lieu captivité Jean-Racine Prénom et Patricia Super.
> Sac puis armoire puis évasion forêt immense. Actuellement cabane isolée forêt. Filets merlan.
Il demanda à la jeune femme de noter l’adresse de Gilbert Méchant. Elle se permit de lui faire remarquer que le logiciel était doté d’une fonction d’impression et que ce n’était probablement pas fait pour les chiens, ce qui lui donna l’occasion d’obtenir gracieusement une rectification de sa cloison nasale.
Ils réglèrent leur consommation informatique et sortirent du cybercafé. En marchant, Jonathan réfléchissait.
« - Qu’est ce qu’on fait, Mezzanine ? On tente de délivrer Jean-Racine et Patricia ou bien on se rend au rendez-vous avec Méchant ?
- Quelque chose me dit que les informations que nous venons d’obtenir peuvent laisser penser que le terroriste a laissé s’échapper vos deux amis. Une tentative de sauvetage serait bien plus utile qu’un rendez-vous avec Méchant.
- Oui, mais justement, si on va au rendez-vous, j’ai une chance de le coincer sans risquer la vie de ses otages, puisque justement il n’en a plus, d’otages.
- Ha bin ouais. Mais je pense qu’il ne faut pas qu’il sache que nous savons. Sinon il ne va pas venir et on sera chocolats.
- N’utilise plus jamais cette expression devant moi, je la déteste.
- On sera chocolats ! On sera chocolats ! »
Elle le provoquait. Jonathan voulut lui asséner un coup de poing, elle l’esquiva, et partit à toute allure vers la route. Vociférant et bouillonnant de rage, l’agent secret se précipita à sa poursuite. La tête tournée en arrière vers son assaillant, Mezzanine ne vit pas qu’elle venait de s’engager sur un grand boulevard. Dans un choc d’une violence inouïe, un camion la heurta de plein fouet, la projetant une centaine de mètres plus loin. Stupéfait, Jonathan s’approcha de Mezzanine, éparpillée sur la route. Elle semblait encore en vie. Il se baissa lentement vers elle, lui prit la main, et lui tordit l’auriculaire en arrière.
« - Fallait pas répéter "On sera chocolats" !
- Jonathan, j’ai un secret à vous révéler ! bredouilla-t-elle en pleurant.
- Ils disent tous ça quand ils meurent.
- Promettez-moi de ne le dire à personne.
- Ca aussi, ils le disent tout le temps. Et en général ils meurent au moment de parler.
- Il faut que vous sachiez que… »
Il n’entendit pas la fin de la phrase. Il venait de recevoir un coup terrible sur la nuque et se répandit sur le macadam. Sonné, il se retourna, et vit un gendarme en uniforme armé d’une matraque le toiser furieusement. Autour de l’agent de la paix, une foule en colère s’agitait et semblait lui reprocher unanimement quelque chose. Puis une clameur monta subitement de l’attroupement et les coups se mirent à pleuvoir sur Jonathan, qui s’évanouit.
l se réveilla sur un lit d’hôpital, entouré de gardes en uniformes. Une douleur sourde lui pulsait dans le crâne. Son corps entier était enfermé dans une coque de plâtre qui lui interdisait tout mouvement. Une agitation remarquable semblait régner à l’extérieur de la chambre. Lorsque l’on s’aperçut de son réveil, on lui enjoignit de rester là où il était et d’attendre l’arrivée du commissaire Tozzeungoue.
Il s’adressa au garde qui avait l’air le plus sympathique, un jeune chinois au visage poupin.
« - Excusez-moi, Monsieur, mais j’étais accompagné par une demoiselle rousse du nom de Mezzanine Feuilleton. Elle a eu un léger différend tout à l’heure sur la chaussée avec un véhicule circulant dans une direction perpendiculaire à la sienne. Savez-vous si ce petit tracas est réglé ?
Si vous parlez de la demoiselle rousse qui traînait sur la route, elle décéda. »
Ce fâcheux contretemps inquiétait Jonathan Cœur. De plus, c’est Mezzanine qui avait gardé sur elle les clés de la chambre de l’hôtel et il avait peur que dans la bousculade, elles aient été perdues.
Un grand homme au teint rougeaud, affublé d’un imperméable trop petit au bras duquel un brassard orange proclamait son appartenance à la police, entra brusquement dans la chambre et se précipita vers lui, une lueur de fureur dans le regard, tenant à la main une enveloppe épaisse qu’il jeta sur la table de nuit, renversant au passage une quantité invraisemblable de flacons et tubes en verre qui chutèrent et se brisèrent dans un fatras inextricable, répandant un mélange de divers liquides médicaux sur le sol de linoléum qui recouvrait la chape bétonnée de la pièce où la chaleur devenait incommodante et l’air irrespirable à cause d’un nombre d’occupants bien trop élevé par rapport aux dimensions adaptées à son usage mais néanmoins modestes, et où des instructions venant des strates supérieures des autorités judiciaires avaient formellement interdit l’ouverture de toute fenêtre ou orifice quelconque vers l’extérieur avec le dessein bien évident d’éviter le nouvel incident médiatique qu’aurait pu déclencher l’évasion d’un détenu en milieu hospitalier, allusion légère de l’auteur à l’actualité, ce qui bien évidemment contribuait à diminuer considérablement la qualité d’une atmosphère déjà habituellement surchargée d’odeurs irritantes.
Le commissaire Tozzeungoue, puisque c’est de lui qu’il s’agissait, attrapa une chaise et s’assit près de Jonathan, sans le quitter un instant de ses yeux en furie. Il tripotait nerveusement entre ses doigts crispés une éponge.
« - Monsieur Cœur, puisque c’est de vous qu’il s’agit, vous êtes inculpé de tentative de violence sur femme sans défense avec intention de porter des coups sans toutefois désir de trucider mais avec maladresse et conséquences désastreuses ayant entraîné la mort de ladite victime. Vous êtes un misérable.
- Que puis-je faire ?
- Vous avez été mis dans un plâtre de sûreté, et vous serez conduit demain sur un parquet devant un procureur ou un juge d’instruction, ça je m’en rappelle jamais, qui va vous expliquer les procédures. Ensuite vous serez mis en garde à vue puis en examen, ou peut-être dans l’autre sens, peu importe, en tout cas n’ayez aucune inquiétude, vous êtes entre de bonnes mains qui vont veiller à ce que votre faute soit rapidement et efficacement expiée.
- Bien, alors je n’ai qu’à attendre, c’est bien ça ?
Oui, prenez votre mal en patience, ça risque d’être long. Je vais demander à mes hommes de vous divertir en attendant. Et puis vous avez la télé. »
Il se leva et jeta furieusement la chaise qui vola à travers la pièce et heurta un vase de Chine où Jonathan avait mis un bouquet d’œillets d’Inde et de colchiques. Il rugit quelques ordres aux policiers et sortit en claquant la porte, la poignée lui restant dans les mains. Le garde asiatique alluma le téléviseur et choisit une émission allemande qui diffusait la dissection d’un cœur de grenouille à des fins pédagogiques.
Soucieux et contrarié, Jonathan Cœur s’endormit.
Exhibant fièrement sa prothèse, la jambe étendue sur la table, Jean-Racine observait Patricia, nue, laver la vaisselle. Sirotant un café, il savourait un cigare qu’il avait trouvé par terre.
Un petit déclic se fit entendre lorsque la bouilloire, arrivée à température, s’éteignit. Patricia interrompit son lavage et versa l’eau bouillante dans un mug en terre cuite. Elle y plongea un petit sachet de thé à la menthe. Elle s’assit ensuite près de Jean-Racine, et remua le breuvage d’un air mélancolique. Il lui passa le bras derrière le dos et la tira vers lui maladroitement, la faisant tomber de sa chaise et renverser son thé sur la nappe, qui prit feu.
Patricia éteignit l’incendie d’un air résigné, et retourna près de l’évier terminer sa vaisselle.
Jean-Racine se leva et sortit de la maisonnette. Le soleil se levait et il fallait maintenant songer à quitter ce havre de paix pour tenter de retrouver la civilisation et alerter son maître.
Il sentit soudain des mains caresser sa nuque endolorie par le manque de sommeil. Le cigare aux lèvres, il tâtonna derrière lui. Mais au lieu de rencontrer la douce peau de Patricia comme il l’espérait, ses doigts palpèrent une texture qu’il reconnut instantanément : du cuir.
Il se retourna et tomba nez à nez avec l’un de ses deux ravisseurs, qui lui cracha au visage et entreprit de le faire rentrer dans le sac où Patricia avait été enfermée. Jean-Racine se débattit tant qu’il put mais l’homme de cuir était le plus fort. La fermeture éclair claqua bruyamment et il se retrouva une fois de plus enfermé dans le noir. Une agitation remarquable semblait régner à l’extérieur. Il entendit des cris et des gémissements, puis la lumière apparut de nouveau lorsque l’on rouvrit le sac. Les deux hommes poussèrent Patricia à l’intérieur et refermèrent l’ouverture. On les emmena au travers de la forêt. Au rythme des secousses, ils comprirent que les ravisseurs couraient.
Après quelques minutes de voyage, ils furent violemment projetés l’un contre l’autre lorsqu’on jeta le sac à terre.
De nouveau, des cris et des coups se firent entendre. Une troisième personne fut insérée, réduisant nettement la place disponible.
« - Qui êtes vous ? demanda Patricia, essayant de s’installer plus confortablement dans l’espace réduit.
- Je suis Sylvain, et vous ?
- Jean-Racine, et la fille, c’est Patricia, répondit Jean-Racine
- Que faisons-nous dans ce sac ?
- Nous sommes transportés d’un endroit à un autre par des individus.
- Mais où allons-nous ? Je n’ai pas trop le temps de voyager, moi ! Je suis pilote de Canadair et les incendies font rage en ce moment.
- Dites-le à nos ravisseurs ! »
Le troisième passager donna des coups de coude sur la toile et finit par heurter un genou, déclenchant un cri de douleur de la part d’un homme de cuir. Ils furent de nouveau projetés à terre et le sac fut ouvert. Le pilote entama des négociations âpres et fut finalement libéré, retournant précipitamment vers sa base.
Le voyage reprit alors.
Jonathan fut réveillé par des infirmières qui découpaient délicatement la coque de plâtre dans laquelle il était enfermé. L’une d’entre elles lui massait le cuir chevelu, afin de calmer sa nervosité.
Tozzeungoue était là, devant le lit, et les regardait faire.
« - J’ai rencontré le Parquet, vous allez y être transféré dès que vous serez désincarcéré. Le procureur et le juge d’instruction vont vous mettre en examen.
- C’est la fin de ma garde à vue ?
- Heu, non là vous n’étiez pas encore en garde à vue. C’est après !
- Mais ce n’est pas ce que vous m’aviez dit ! On avait dit que je serai en examen après la garde à vue !
- Ecoutez, on fait ce qu’on peut, les procédures sont compliquées ! »
Le commissaire s’effondra en larmes et sortit de la chambre.
Les infirmières avaient terminé leur besogne et léchaient le plâtre en s’échangeant des regards chargés de sensualité. Jonathan s’habilla promptement et sortit retrouver Tozzeungoue dans le couloir.
Ce dernier lui passa les menottes et le fit sortir de l’hôpital. Une fourgonnette les attendait sur le trottoir, gyrophare allumé et sirène hurlante.
On conduisit Jonathan au palais de justice, où, accompagné du commissaire, il observa un procureur et un juge d’instruction se chamailler bruyamment à propos des procédures, auxquelles aucun des deux ne comprenait quoi que ce soit. Lorsqu’ils semblèrent tombés sur un accord, ils se tournèrent vers eux et les invitèrent à les suivre dans le tribunal, où un public nombreux attendait silencieusement. La grande salle était copieusement décorée. Des lampions multicolores éclairaient de leurs couleurs joyeuses d’immenses posters représentant différentes vues de l’accident et de sa victime après le choc. Des pins de Tasmanie avaient été disposés au hasard, et portaient des guirlandes de papier réalisées par les jeunes élèves de l’école primaire voisine. Au plafond, les tristes lustres en fer forgé avaient été remplacés par de grandes couronnes de bougies turques aux senteurs de bois de rose. Au centre du tribunal, la calandre du camion impliqué dans l’accident était exposée et largement illuminée par une multitude de projecteurs puissants. Deux membres du service décoration du palais de justice finissaient de rafistoler à la hâte le corps de Mezzanine, accroché à la calandre dans une posture désordonnée. Des fumigènes émettaient un léger brouillard autour de la pièce de carrosserie, afin de créer une ambiance.
Jonathan fut amené sur le banc des accusés, et applaudit gaiement comme le reste de l’assistance lorsqu’une équipe de fonctionnaires de justice en robe noire fit son entrée. Dans la liesse générale, le juge et ses collègues passèrent à travers les rangs, serrant des mains, embrassant des joues, récoltant bouquets de fleurs et menus cadeaux. Ils retournèrent à leur place, savourèrent encore quelques instants ce moment de gloire, puis s’assirent dans une synchronisation parfaite. Les acclamations cessèrent peu à peu, le juge se racla la gorge et se prépara à prendre la parole. Mais au fond de la salle, un spectateur lança un « hip hip hip » et entraîna le public dans une nouvelle salve d’applaudissements. Certains se mirent alors à danser et chanter des louanges à la gloire des juges. Une hola finale mit enfin un terme à ces quelques minutes supplémentaires de festivités. Jonathan, qui sautait sur des tables avec un groupe de jeunes artisans, retourna s’asseoir. Ivre mort, Tozzengoue gisait à ses côtés. Les soixante-trois jurés, les avocats, les témoins, les greffes, ainsi que divers procureurs et juges d’instruction firent à leur tour leur entrée sous les hourras et les confettis. On sabra du champagne et des bouteilles se mirent à circuler dans l’assistance.
Le calme revint peu à peu et le juge commença alors à lire l’acte d’accusation auquel devait répondre Jonathan Cœur.
« - Accusé ! Levez-vous ! »
Le juge adorait dire ça à ses clients. Il se tourna vers l’un de ses assistants et lui fit un clin d’œil concupiscent. Le juge adjoint lui répondit par un sourire goguenard.
Lorsque Jonathan se leva, une musique grandiose retentit quelques instants puis le silence revint.
« - Vous êtes ici pour répondre des actes qui vous sont reprochés à l’égard de feu Mezzanine Feuilleton, décédée hier lors d’un accident de la circulation. Levez la main et dites "Je le jure".
- Je le jure, répondit l’accusé. »
Quelqu’un dans la salle hurla « Objection ! », ce qui déclencha un brouhaha que le juge hilare eut bien du mal à calmer.
« - Attendez ! Prenez ceci ! reprit le juge en lui tendant un livre épais. Vous allez jurer de nouveau, mais en mettant la main sur la bible, comme les américains ! »
Jonathan jura de nouveau, la main sur la bible.
- La parole est à l’accusation ! »
Le procureur de la république regarda autour de lui, hésita, puis voyant que personne ne bougeait, s’approcha du micro sur pied qui se trouvait au milieu de l’estrade, face à la foule. De son côté, le juge d’instruction se faisait tout petit sur son siège, espérant passer inaperçu.
Le procureur prit la parole :
« - Quel immonde et abject personnage que cet accusé !
- Merci, Monsieur le Procureur, nous allons maintenant appeler la défense. »
Un avocat sortit alors du public, et vint prendre place derrière le micro.
« - Observez mon client, votre honneur, a-t-il vraiment l’air d’un coupable ?
- Merci Maître, répondit le président du tribunal, le jury va maintenant se retirer pour délibérer. »
Sous un tonnerre d’applaudissements, le juge et ses collègues se retirèrent en compagnie des jurés. Jonathan se rassit et feuilleta la bible pour patienter.
Vers midi, les deux kidnappeurs s’arrêtèrent de courir, posèrent le sac, et s’assirent, essoufflés. L’un d’entre eux, Dominique, déballa un sandwich au dentifrice. Il en proposa à son collègue, Mélétaire, qui refusa.
Dominique s’assombrit. Leur relation se détériorait. Il avait toujours adoré travailler avec Mélétaire, appréciant sa bonne humeur, sa joie de vivre, son esprit d’initiative, son humour, sa générosité, son flegme, sa compétence, sa force, son esprit, son odeur, sa précision, sa disponibilité, son assurance, sa puissance, son calme, son intelligence, son après-rasage et sa douceur. Mais depuis quelques temps, depuis qu’ils avaient été délivrés de leur prison russe par les sbires de Gilbert Méchant, Mélétaire semblait s’éloigner de lui. Ils ne riaient plus ensemble comme au bon vieux temps. Il décida de percer l’abcès.
« -Mélétaire, quelque chose ne va pas ? Tu ne manges pas de sandwich ?
- Je suis fatigué, tu sais, Dominique, tout ça est trop lourd à porter pour moi.
- Tu parles du fait que nous sommes en cavale ?
- Non, je parle du sac. Ils sont deux là-dedans et nous les trimbalons depuis ce matin.
- Oui, c’est vrai. Si tu veux on pourrait le traîner plutôt que le porter !
- Pourquoi pas. Et puis ces combinaisons en cuir, ça tient chaud.
- C’était ton idée !C’est toi qui a insisté ! Moi je voulais qu’on prenne les blouses en laine bolchevique ! Mais toi tu trouvais que c’était plus pratique pour courir et porter des sacs ! Et j’ai cédé, comme d’habitude !
- Ne sois pas sur la défensive comme ça en permanence, Dominique. Ce n’était pas un reproche. Et puis reconnais qu’elles sont plus belles ces combinaisons, par rapport à tes blouses.
- Que proposes-tu ?
- Nous n’avons plus beaucoup de route à faire. Finissons-en avec cette mission et on verra après pour se trouver un nouvel uniforme.
- Moi j’aimerais bien qu’on porte des casques de moto.
- Pourquoi pas, en attendant, il ne faut pas traîner ici, on va finir par se faire repérer. »
Ils accrochèrent une corde aux poignées du sac, saisirent chacun leur extrémité et se remirent en route, traînant leur fardeau sur le sol irrégulier de la forêt.
A l’intérieur, les passagers s’organisèrent pour affronter la reptation, mode de transport qui leur sembla rapidement très inconfortable. Jean-Racine démonta sa prothèse, étendit ses bras et l’une de ses jambes, de manière à tendre la toile du sac au maximum pour lui donner un semblant de rigidité. Sa jambe détendue était pliée de sorte que son genou s’appuyait sur sa prothèse posée au fond du sac de manière perpendiculaire au sens de la marche. Ainsi installé en amortisseur vivant, il proposa à Patricia de s’accroupir sur son dos afin de profiter de la souplesse ainsi acquise.
Le temps se dégradait, ce qui poussa les hommes de cuir à accélérer, craignant de devoir affronter la pluie et la boue si une averse venait à se déclencher. Ils apercevaient maintenant à l’horizon leur point de rendez-vous, situé en haut d’une colline déboisée. Devant la proximité du but, leur moral remontait, et Dominique s’aperçut avec satisfaction qu’ils recommençaient à échanger ces regards complices et malicieux qui lui manquaient tant.
Dans le sac, Jean-Racine commençait à fatiguer. Malgré sa nudité, Patricia commençait à peser lourd sur son dos endolori. Soudain, une idée jaillit dans son esprit. Il expliqua le stratagème à sa compagne.
Terminant son footing matinal, Stevenson regagnait la petite maison de campagne qu'il habitait avec Miranda. Il apercevait au loin la fumée s'échappant de la cheminée. Il songea avec appétit à la soupe de poisson qui devait être en train de mijoter dans l'âtre, pensée qui déclencha des gargouillis dans son estomac.
Une camionnette blanche le dépassa en trombe, le frôlant de près. Le jeune homme leva le point rageusement en direction du véhicule, vociférant des insultes vulgaires.
A sa grande surprise, la camionnette s'arrêta dans un crissement de pneus, et repartit en marche arrière dans sa direction. Stevenson prit peur et fit un pas vers le talus, avec l'intention de se réfugier dans la forêt qui bordait la petite route. Le véhicule stoppa à quelques mètres de lui, et son moteur s'arrêta. Il distingua alors des coups sourds et des cris étouffés résonner à l'intérieur. Le conducteur descendit et se dirigea vers Stevenson.
C'était un grand homme filiforme, moustachu, au visage fin. Il portait de grandes lunettes aux verres légèrement fumés, dont les branches se perdaient dans une tignasse épaisse et désordonnée.
L'homme portait de grosses chaussures noires, une chemise à carreaux et un tablier blanc maculé de sang.
Son expression était terrifiante, ses yeux bleus et froids fixaient Stevenson. Un rictus soulevait le coin droit de ses lèvres écarlates, par lequel dépassait une canine démesurée.
Il tenait dans une main un hachoir de boucher à la lame ensanglantée.
Il s'approcha du jeune homme apeuré. Quand il fut à moins d'un mètre de lui, Stevenson put sentir la forte odeur qui émanait de l'inconnu, une odeur de viande avariée et de sueur.
Les deux hommes se dévisageaient depuis quelques minutes déjà lorsque le conducteur de la camionnette prit la parole.
"- Je peux vous déposer quelque part ?
- Non, merci, je vais finir mon footing, il ne me reste que cinq cent mètres à faire.
- Comme vous voudrez, mais si je peux me permettre un conseil, faites attention à vous, la météo annonce une tempête, et de plus, on ne sait jamais sur qui on peut tomber sur ces petites routes isolées dans la campagne.
- Merci pour votre proposition et vos précieux conseils, je ne regrette vraiment pas de vous avoir croisé.
- J'ai été jeune, moi aussi, vous savez, et impétueux avec ça. Alors je peux vous dire que je sais ce que c'est que l'imprudence de la jeunesse. Mais avec l'âge vous apprendrez la prudence, et vous serez plus méfiant. Cela vous évitera bien des ennuis.
- J'ai vécu une aventure terrifiante il y a peu de temps, et je peux vous dire que maintenant je fais déjà pas mal attention.
- Oui, vous vous êtes perdu en forêt avec votre fiancée.
- Comment vous savez ça ?
- Je lis la presse, et j'ai reconnu votre visage d'après la photo.
- Effectivement, c'est bien ce qui m'est arrivé. Et depuis, on fait super gaffe avec Miranda.
- Bien, c'est pour ça qu'on dit "Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort".
- Oui, mon grand-père me disait toujours ce théorème là.
- Je n'ai pas connu votre grand-père, mais ça devrait être un homme plein de sagesse.
- Oui, on l'appelait "Homme plein de sagesse" dans son village.
- Je vois qu'en tout cas il vous a enseigné des concepts fondamentaux, c'est extrêmement honorable.
- Tout à fait. On devrait écouter les personnes âgées beaucoup plus qu'on ne le fait de coutume.
- C'est un grand tort de notre époque, de laisser au placard ces anciens qui ont tant à nous apprendre. Au lieu de ça, on les entasse dans des maisons de retraite insipides où ils pourrissent de manière abjecte dans leurs excréments.
- Oui, ou alors on les laisse mourir tout seuls chez eux.
- Oui, aussi."
L'homme retourna dans sa camionnette, démarra et s'éloigna rapidement. Stevenson reprit sa course, concentrant ses pensées sur la soupe de poisson.
Environ deux heures après avoir quitté le tribunal, la petite troupe des juges, adjoints, procureurs, témoins, jurés et avocats fit de nouveau irruption dans la salle, déclenchant de nouvelles avalanches d’acclamations et d’applaudissements. Le juge attendit que le vacarme s’estompe, empoigna son marteau de bois, qu’il avait jusque là oublié d’utiliser, et frappa de grands coups au hasard, blessant gravement à l’œil l’un des jurés. Puis il se calma, et s’approcha solennellement du micro sur pied.
Il se tourna vers le chef des jurés.
« - Mesdames, Messieurs les jurés, avez-vous arrêté votre verdict ?
- Oui, votre honneur, nous considérons que l’accusé est …
- Attendez ! coupa le juge. Je ne vous l’ai pas encore demandé.
Il marqua une pause, vrillant son regard perçant dans chacune des paires d’yeux qui le regardaient avec impatience.
- La Cour vous écoute, faites-nous part de votre décision.
- Alors donc, je disais que nous considérons que l’accusé est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés.
Joyeusement, le juge frappa son poing gauche dans sa main droite en sautillant.
- Bien, je suis fier de vous, je n’en attendais pas moins. Accusé, levez-vous ! (clin d’œil concupiscent à son assistant – sourire goguenard en retour).
Jonathan se leva.
- Accusé, vous êtes reconnu coupable, veuillez maintenant écouter le verdict du Parquet. »
Dans un théâtral mouvement de robe, il retourna sur l’estrade et consulta avec son équipe le Catalogue Annuel des Peines, Châtiments et Punitions. Ils tombèrent rapidement d’accord. Le juge se leva, descendit de son estrade et se planta de nouveau devant le micro.
« - Accusé, levez-vous !
Jonathan, qui ne s’était pas assis, resta debout.
- En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, et au nom de la Cour ci-présente, je vous condamne à une peine d’emprisonnement ferme d’une durée de quarante-quatre ans, assortie d’une peine de sûreté de quatre jours. En outre, vous êtes condamné à une humiliation publique, dont je fixerai personnellement les modalités. Avez-vous quelque chose à ajouter ?
- Non.
- Allons, même pas une petite remarque, un commentaire ?
- Voyons, disons que quarante-quatre ans ça fait un peu chier.
- C’est clair, j’aimerais pas être à votre place !
- Voilà. Non, sinon, c’est bon, rien à ajouter.
- Bien, dans ce cas, partez en paix, je ne vous hais point. Mesdames et Messieurs, veuillez rentrer chez vous, le procès est terminé ! »
Dans une bousculade ahurissante, le public se précipita vers les différentes sorties, afin de laisser la place le plus vite possible à la foule qui attendait au dehors le procès suivant. Se dirigeant vers leurs bureaux, le juge et ses collègues se congratulaient mutuellement. Les soixante-trois jurés restèrent à leur place, car ils devaient participer à la prochaine affaire. L’équipe de décoration se chargea de démonter Mezzanine Feuilleton, la calandre de camion et les posters, tandis qu’une autre équipe implantait déjà le nouveau décor. Des techniciens fixaient des rails sur le parquet du Parquet, pendant que d’autres y faisaient rouler une locomotive afin de la placer au milieu de l’estrade. On attacha ensuite quelques wagons pleins de passagers vivants. Deux énormes rouleaux verticaux furent enfin disposés de part et d’autre du train, autour desquels on fixa une gigantesque bande de tissu sur laquelle était peinte un décor champêtre. Un électricien manipula une manette et la bande se mit à circuler à grande vitesse autour des rouleaux, créant ainsi une magnifique illusion de déplacement. Le gendarme chargé de surveiller Jonathan lui expliqua qu’il s’agissait du procès de plusieurs terroristes ayant tenté de détourner un train.
Jonathan fut bâillonné puis ligoté. On lui banda les yeux et le traîna jusqu’à une camionnette banalisée dans laquelle une escouade de féroces policiers l’attendait. Il fut jeté sans ménagement à l’arrière du véhicule qui démarra aussitôt, pendant que les hommes, chaussés de lourds brodequins, le rouaient de coups de pied, préférant faire de la prévention. Le trajet fut assez court. Lorsque la camionnette s’arrêta, Jonathan entendit la porte s’ouvrir et sentit des mains l’attraper par les cheveux pour le tirer en dehors. On lui arracha le tissu qui lui masquait la vue. Lorsqu’il cessa d’être ébloui par la lumière du jour, Jonathan reconnut Tozzeungoue qui le fixait de son air vorace. Il frappait la paume de sa main avec une matraque. Sans dire un mot, le commissaire l’attrapa par le bras et le conduisit dans une pièce sombre et sans fenêtre, dont l’un des murs était un miroir. Il claqua la porte derrière eux et le fit s’asseoir devant une petite table en bois. Tozzeungoue prit place face à lui et lui braqua une lampe d’architecte vers le visage. De nouveau, il planta son regard sévère dans celui de Jonathan.
« - Maintenant, tu vas tout avouer, petit salopard. Tu vois ce miroir ? C’est une glace sans tain ! Derrière, il y a une équipe de télévision qui filme et retransmet au monde entier tout ce qui s’y passe. Tu fais moins le malin maintenant !
- J’imagine que vous avez du mal suivre l’enchaînement des événements, Monsieur Tozzeungoue.
- Pourquoi ?
- Je viens à l’instant d’être jugé et condamné, je pense que vous avez terminé votre boulot en ce qui me concerne, non ? »
Vexé, Tozzeungoue se leva et composa un numéro sur son téléphone portable. Il raccrocha et attendit en se perçant des boutons devant le miroir.
La porte s’ouvrit sur une nouvelle troupe de policiers, qui se jeta sur Jonathan Cœur. Il fut catapulté dans une brouette, avec laquelle on le reconduisit dans la camionnette banalisée. Il fut de nouveau roué de coups pendant le trajet et débarqué à la prison de Fleury-Merogis, où l’attendait une bien belle surprise.
Suivant l’idée de Jean-Racine, Patricia courait à côté du sac en le remplissant de cailloux. Au fur et à mesure que la quantité de pierres augmentait, le majordome s’extrayait petit à petit, pour équilibrer le poids, afin que les ravisseurs ne s’aperçoivent à aucun moment de l’entourloupe. Arrivait maintenant le moment le plus délicat, celui où Jean-Racine devait sortir complètement du sac sans créer d’à-coups suspects. Il prit appui sur l’épaule de Patricia et s’éjecta avec élégance. Effectuant un roulé-boulé, il s’écarta de la trajectoire de la jeune femme, puis se mit à plat ventre pour reprendre son souffle en se dissimulant dans les herbes hautes. Il observa Patricia effectuer la dernière manœuvre de leur plan. Elle devait refermer la fermeture éclair le plus discrètement possible puis se jeter sur le côté.
Patricia se concentrait sur la manœuvre à suivre. Elle répéta mentalement chacun de ses gestes avec précision, prit une profonde inspiration et exécuta l’enchaînement. Elle avait presque atteint son but lorsque les hommes de cuir s’arrêtèrent brusquement de courir. Son cœur cessa un instant de battre. Terrorisée, elle bloqua son corps nu dans une position que Jean-Racine, qui observait la scène, ne put s’empêcher d’apprécier. Sous l’afflux d’adrénaline, elle faillit défaillir et dut lutter pour ne pas s’écrouler bruyamment dans les broussailles. Elle tourna lentement la tête vers les kidnappeurs et vit celui de droite gratter le dos de celui de gauche tout en lui passant une main dans les cheveux. Imaginant le pire si l’un des deux assaillants venait à se retourner, elle rouvrit le sac, vida la quantité de cailloux exactement équivalente à son poids et plongea à l’intérieur.
Une fraction de seconde plus tard, Mélétaire fit demi-tour et regarda. Un énorme tas de cailloux trônait à côté du sac.
« - C’est marrant, ce gros tas de cailloux, tu te souviens l’avoir vu ?
- Non, c’est peut-être une taupe.
- Il est posé juste à côté du sac, c’est curieux.
- Oui, mais heu… et alors ?
- Ça te surprend pas, toi ? Tu n’es pas soupçonneux ?
- Et qu’est ce que tu crois ? Que les deux prisonniers ont rempli progressivement le sac avec des cailloux pour qu’on ne s’aperçoive de rien puis qu’ils ont sauté du sac et qu’au moment de le refermer on s’est arrêtés pour que tu me grattes dans le dos, les obligeant à vider les cailloux et retourner dedans ? C’est ça que tu crois ?
- Ouais, c’est un peu tiré par les cheveux, t’as raison.
- Bon, alors on y va, n’en parlons plus. »
Patricia sentit que la course reprenait et ressentit un grand soulagement, malgré le contact dur et rugueux des pierres contre sa peau. Elle réalisa néanmoins qu’elle n’allait pas pouvoir ressortir sans que les hommes de cuir ne s’en aperçoivent et se mit à réfléchir à la manière de procéder.
Pendant ce temps, Jean-Racine Prénom sauta hors de sa cachette, s’empara du tas de cailloux laissé par Patricia et rattrapa le sac qui rebondissait au gré des bosses et des trous. Il dézippa l’ouverture et plongea la main à la recherche de la jeune femme. Il trouva un sein, l’agrippa solidement et tira Patricia vers lui tout en déchargeant progressivement sa cargaison de pierres. Lorsque sa compagne fut entièrement extirpée du sac, il la poussa fermement sur le côté. Elle s’effondra dans un massif de ronces.
Il se plaqua par terre et la rejoignit en rampant. Patricia gémissait, se mordant un mollet pour s’empêcher de hurler. Il saisit l’une de ses chevilles et tira de toutes ses forces pour la dégager des branches épineuses. Il la prit ensuite sur les épaules, chercha un endroit plus confortable et la posa délicatement par terre. Il s’accroupit près d’elle et passa tendrement une main sur sa peau nue hérissée d’épines, réveillant une douleur cuisante chez la jeune femme, qu’elle extériorisa bruyamment.
Jean-Racine sortit ensuite sa pince à épiler et entreprit d’arracher méthodiquement chacune des épines plantées dans le corps meurtri de Patricia. Il commença par la plante des pieds, où il découvrit une dizaine d’échardes qui semblaient avoir élu domicile ici depuis bien longtemps, au vu des croûtes purulentes qui entouraient chaque plaie. Il démonta sa prothèse et se servit d’un coin obtus de l’objet pour extraire les éclats de bois. L’intervention chatouillait Patricia, et elle se détendit peu à peu.
Mais Jean-Racine glissa, et en s’écrasant de tout son poids sur Patricia, il enfonça le reste des épines dans son corps, déclenchant un furieux hurlement de douleur.
Un peu plus tard, assise sur une souche, Patricia était en train de finir de bouder lorsque Jean-Racine, qui lui, avait terminé, s’approcha d’elle. Elle leva vers lui des yeux larmoyants.
« - Il faut voir le côté positif de la chose, Patricia, nous sommes libres.
- Je préfère être emprisonnée sans épines partout que libre avec des épines partout.
- Songez à ce qui aurait pu nous arriver si nous n’avions pas réussi à nous faire la belle, à mettre les voiles, à prendre la poudre d’escampette !
- On ne sait pas, si ça se trouve, ils ne nous auraient pas fait de mal.
- Moi, je ne leur ai jamais fait confiance, et ce, depuis le début.
- Oui, mais vous, vous êtes un craintif et un peureux.
- Peut-être, mais je suis aussi assez génial pour trouver des plans d’évasion.
- Moi je trouve que vous êtes aussi génial pour vous jeter sur moi quand j’ai des épines plantées partout.
- C’est bon, on va pas s’éterniser là-dessus. Passons à autre chose maintenant. Tiens, essayons de trouver une sortie à cette immense forêt. Connaissez-vous la loi de Starling ?
- Non.
- C’est une loi qui dit que toute forêt a ses limites. »
Ils rirent alors à gorge déployée.
Assis sur son lit un jeune adolescent maigre et boutonneux observa avec attention l’entrée de Jonathan Cœur dans sa cellule. Jonathan posa ses affaires à même le sol et lui tendit la main virilement.
« - Jonathan Cœur, agent secret du FBI.
- Gabriel Moquette, jeune.
- Ça va, c’est sympa ici ?
- Non, tu vas te faire cogner, humilier, violer et on va te piquer des trucs et tout ce qui s'ensuit. C’est nul. On se croirait en taule. »
Ils se mirent à rire de bon cœur, et Jonathan rangea ses affaires sur l’étagère qui lui était réservée. Lorsqu’il eut fini, il se retourna brusquement et envoya son poing dans le nez de Gabriel, surpris. Il lui empoigna les mains et les tint fermement en lui arrachant son pantalon. Après lui avoir enfoncé une serpillière dans la bouche, il le viola brutalement tout en lui renversant un pot de miel sur la tête, après quoi il déchiqueta son oreiller avec les dents et vida les plumes sur le visage de son compagnon de cellule abasourdi. Jonathan jeta l’adolescent sur son lit et, lui enfonçant la face dans le matelas pour l’empêcher de regarder, il s’empara de quelques effets personnels pour les ranger sur sa propre étagère.
« - Voilà, maintenant, tu vas raconter ce qui vient de se passer à tous tes petits amis, Gabriel, histoire de montrer qui est ton nouveau compagnon de cellule. Moi, faut pas m’emmerder. Tu as bien compris ? »
Le jeune garçon opina du chef et se débarbouilla devant le petit lavabo crasseux où ne coulait que de l’eau froide. Jonathan s’allongea et ferma les yeux, rêveur.
Il pensa à sa vie d’avant, son succès, son argent, sa célébrité. Tout ça lui avait été retiré en si peu de temps. Comment avait-il pu en arriver là ? Au fur et à mesure que ses pensées divaguaient, sa haine se focalisait sur Gilbert Méchant. Le terroriste était le seul responsable de ces catastrophes. Il décida subitement de reprendre sa vie en main.
Se relevant d’un bond, il démonta le robinet du lavabo, attrapa Gabriel par les jambes, le plaqua au sol, puis l’enveloppa dans un drap qu’il serra très fort pour maintenir ses bras chétifs contre son corps. Il s’approcha de la porte de la cellule, saisit la tête de son compagnon et la frappa sauvagement contre le chambranle pour attirer l’attention. Il entendit une cavalcade à l’extérieur et une voix se fit entendre à travers la porte.
« - On se calme là-dedans où vous allez au trou ! hurla le gardien.
- On y est déjà connard ! répondit Jonathan. »
La porte s’ouvrit alors et une horde de gardiens s’engouffra dans la petite pièce. Dès qu’ils s’aperçurent que Jonathan menaçait d’exécuter Gabriel à coups de robinet, ils se calmèrent et s’assirent sur le lit pour écouter les instructions de l’agent secret.
« - C’est pas compliqué. Il me faut une voiture, pas une Opel, mille euros en liquide, et un avion avec son équipage, prêt à décoller, pas un charter. Sinon, je tue le mec. »
Un gardien sortit un porte-voix et entama des négociations, au bout desquelles Jonathan se vit accorder ce qu’il demandait. Il put sortir de la prison sans heurts, embarquer dans une Subaru et rouler à tombeaux ouverts en direction de l’aéroport du Bourget. Il ôta le bâillon de Gabriel et lui fit un clin d’œil paternel. L’adolescent lui sourit et entreprit de fouiller la boîte à gants pour trouver une dose ou deux de cocaïne.
« - Ecoute-moi, gamin, j’ai une petite course à faire, je vais te confier la voiture et tu vas m’attendre en bas de l’immeuble devant lequel je vais nous arrêter. Je peux te faire confiance ?
- Pas de problème. »
Jonathan brancha le GPS et se dirigea vers la rue de la Couenne.
Miranda commençait à s'ennuyer ferme, à écouter ce sommelier rougeaud énumérer les mérites de chaque bouteille exposée dans sa cave prestigieuse. Pour se faire pardonner d'une saute d'humeur déplacée, elle avait accordé le droit à Stevenson de choisir leur activité de ce samedi après-midi, et le regrettait amèrement. Cette décision idiote lui faisait rater sa séance de barttmouth, sans compter qu'elle allait devoir passer la soirée au téléphone pour rattraper tous les coups de fil avec les copines.
Elle décida de se terrer dans une attitude négative et agressive.
Un vieil homme barbu au visage ridé descendit l'escalier et s'approcha nonchalamment du trio. Il portait une casquette, un épais pull-over bleu et un pantalon de velours noir. Il fumait la pipe. C'était un vieux marin.
Le sommelier interrompit son monologue, remballa ses affaires et s'effaça discrètement pour laisser place au vieil homme, qui se servit un scotch et s'assit sur un haut tabouret, face au jeune couple.
"- En ce mois de décembre 1932, je n'étais encore qu'un jeune mousse inexpérimenté à bord du Rez-de-Chaussée, le chalutier du capitaine Raclure. Nous partions pour une campagne de pêche dans le nord de l'Atlantique, là où bien peu d'équipages osaient s'aventurer en plein hiver. Raclure était un téméraire, et ne reculait devant rien. Certains le disaient inconscient. Mais tous devaient admettre qu'il n'avait jamais perdu un seul homme en mer. Il n'emmenait avec lui que des pêcheurs aguerris, triés sur le volet, qu'il connaissait parfaitement. Je n'ai eu la chance d'être accepté parmi ces durs à cuire que grâce à l'intervention de mon grand-oncle Jason, qui faisait partie des rares personnes vivant à terre à qui le capitaine acceptait d'adresser la parole. Mon grand-oncle avait une dette envers moi, car j'avais su garder mon silence à propos d'une sombre affaire de mœurs dans laquelle j'étais un témoin fâcheux. Mon rêve étant de parcourir les océans, il avait pu négocier ce petit arrangement.
Le jour du départ enfin arrivé, nous partîmes aux alentours de quatre heures du matin, dans un froid glacial, ne voyant pas à cinq mètres tant la nuit était noire et la brume épaisse.
J'étais le plus jeune à bord, un gamin pour ainsi dire, et la rudesse de ces hommes m'impressionnait. Leur boutades rustres, leurs rires gras et virils m'effrayaient. Je ne savais pas où me mettre. Lors des manœuvres d'appareillage, je fis quelques tentatives pour prêter main forte, mais j'abandonnai rapidement tant ces opérations me semblaient étrangères. Ma maladresse et mon incompétence me rendaient inutile et encombrant, si bien que je fus bientôt jeté par dessus bord.
Un sentiment d'échec m'envahit, ainsi qu'une certaine inquiétude. Je devais lutter contre un froid saisissant et retrouver la terre ferme. Je ne savais pas nager, ma situation était vraiment délicate.
C'est alors qu'un baleinier passa près de moi. Son équipage entendit mes cris de détresse. On me jeta une échelle et je fus monté à bord, où on m'offrit couvertures, victuailles et boissons chaudes.
Depuis, je ne suis jamais retourné en mer. J'ai dénoncé mon grand-oncle Jason qui est mort en prison, puis j'ai fait carrière dans la fonction publique, où j'ai exercé toute ma vie la noble profession d'intendant dans un tranquille collège auvergnat."
Le vieil homme leva les yeux d'un air songeur et marqua une longue pause, tirant nerveusement sur sa pipe. Puis il regarda de nouveau le jeune couple.
"J'espère que vous saisissez toutes les implications de ce que je viens de vous dire."
Stevenson, ému jusqu'aux larmes, serra sa Miranda contre lui et se promit qu'il était de son devoir de ne jamais oublier ce message.
Jean-Racine et Patricia apercevaient au loin ce qui pouvait bien être la lisière de la forêt et accélérèrent le pas. Ils débouchèrent sur un immense parking en pleine ville, au bord duquel un château trônait majestueusement. Des touristes se promenaient ou pique-niquaient paisiblement sous les arbres, profitant du temps agréable de cette journée d’été. Jean-Racine reconnut le Château de Vincennes et expliqua à Patricia qu’ils erraient depuis le matin dans le bois de Vincennes, à Paris, en France. Le long du parking, une quantité invraisemblable de voitures étaient bloquées dans un embouteillage monstrueux. Ils aperçurent leurs deux ravisseurs, bloqués dans le bouchon à bord d’une Méhari, leur sac posé sur la petite plate-forme arrière de la Citroën en plastique.
Ils coururent vers l’embouteillage et n’eurent aucun mal à se faire prendre en stop par l’automobiliste qui roulait derrière les ravisseurs.
Le majordome lui demanda de ne pas lâcher d’une semelle la Méhari. Pendant que la voiture avançait au pas, Jean-Racine fouilla derrière les sièges à la recherche d’un objet quelconque pouvant lui servir d’arme. Dans le coffre, il trouva un cric, qu’il dissimula dans son veston. Il tendit une clé à tube à Patricia. Avec un sourire pervers, il lui conseilla la seule cachette que son absence de vêtements lui permettait, mais la proposition indécente choqua la jeune femme qui lui décocha une sévère claque.
Le trafic se décongestionnait petit à petit. Quand la circulation fut enfin fluide, les ravisseurs bifurquèrent sur une voie rapide et se dirigèrent vers la Place d’Italie. Le conducteur se mit à protester.
« - Je ne vais pas par là, moi !
- Tu suis cette bagnole, répondit Jean-Racine d’un ton sec.
- Non, c’est hors de question, ce n’est pas ma direction, ma femme est sur le point d’accoucher et je n’ai pas le temps de jouer au taxi.
- Tu suis cette bagnole, et tu te tais. Et puis il y a des cliniques et des hôpitaux partout ici.
- Oui, mais ma femme est déjà en salle d’accouchement, et ce n’est pas du tout cette direction.
- Maintenant, tu suis cette bagnole et tu te tais !
- Mais ma femme va accoucher, bordel ! Je lui ai promis d’assister à l’accouchement ! J’ai acheté un caméscope exprès !
- Bon écoute, j’ai peut-être une solution, file-moi ton portable. Où est-elle hospitalisée ?
- A l’hôpital Foch.
- Comment s’appelle-t-elle ?
- Catherine Disponible. Vous faites quoi ?
- Tais-toi et conduis, laisse-moi faire. »
Le téléphone sonna à l’accueil de l’hôpital Foch. La standardiste, occupée à trier d’épaisses enveloppes, pesta contre cette interruption et décrocha.
Quelques minutes plus tard, elle pénétra en trombe dans la salle d’accouchement où une équipe de treize sage-femmes et vingt-huit obstétriciens préparaient Madame Disponible à son accouchement imminent. Sur les instructions de l’hôtesse d’accueil, Madame Disponible fut descendue de son lit, harnachée sur un brancard muni de sangles et conduite sur le toit de l’hôpital. Un énorme hélicoptère de la Marine Nationale stationnait à une vingtaine de mètres au-dessus, d’où pendait un câble auquel les médecins fixèrent le brancard de la future mère. Ils grimpèrent ensuite un par un dans l’aéronef en se hissant par le câble. Dès que tout le monde eut embarqué, le colonel Sucette, qui était aux commandes, fit prendre de l’altitude à son appareil et prit la direction du treizième arrondissement de la capitale.
« - Ne te retourne pas, mais je crois qu’on est suivis, Dominique, annonça Mélétaire.
- Ha ?
- Cette voiture orange nous suit depuis le bois de Vincennes, c’est louche. Je suis suspicieux.
- Avec le monde qu’il y a ici, ce n’est pas spécialement étonnant que deux voitures suivent le même itinéraire, tu vas pas nous en faire un fromage ! T’es parano toi, c’est comme le coup du tas de cailloux tout à l’heure ! Tu crois quoi ? Que nos prisonniers se sont évadés, qu’ils ont été pris en auto-stop dans la voiture qui nous suivait et que maintenant ils nous traquent ? C’est ça que tu crois ?
- Je me fais des films, tu as raison, c’est un peu tiré par les cheveux. »
L’hélicoptère était arrivé au-dessus de la Place d’Italie et tournoyait en vrombissant à quelques mètres du toit des immeubles, entraînant dans un large mouvement circulaire la jeune femme enceinte, écrasée dans son brancard par la force centrifuge. A bord de l’engin, les médecins, nauséeux, se cramponnaient à leur siège et criaient au pilote d’arrêter ses manœuvres. Ce dernier, espiègle, amplifiait le mouvement de son hélicoptère à chaque nouvelle protestation. La radio crachota dans son casque.
« - Fox Alpha Tango Gisèle Kouglof, ici centre de contrôle.
- Je vous écoute, centre de contrôle.
- Une Méhari verte devrait déboucher d’un instant à l’autre sur la place d’Italie, suivie d’une Twingo orange. Dès que vous les voyez, suivez-les et attendez de nouvelles instructions.
- Bien reçu, Fox Gisèle Kouglof. »
Jean-Racine Prénom esquissa un sourire satisfait en apercevant le Super Frelon de la Marine faire de grands cercles au-dessus de la Place d’Italie. Il tapota l’épaule de Monsieur Disponible, qui ruisselait de sueur, les doigts crispés nerveusement sur le volant.
« - Tu vois l’hélicoptère ?
- Oui. Il est un peu bas non ?
- Regarde bien en dessous, tu ne vois rien ?
- Il porte un brancard on dirait. Un blessé ?
- C’est ta femme dans le brancard, couillon ! » annonça Jean-Racine dans un grand sourire.
Du coin de l’œil, le pilote aperçut les deux voitures et arrêta ses conneries pour mieux les observer. La Méhari s’engagea tranquillement sur un grand boulevard. Conservant ses distances pour ne pas se faire remarquer, le colonel Sucette suivit la même direction en reprenant de l’altitude.
Dominique tentait de trouver leur route sur le plan parisien format carte de crédit que Gilbert Méchant leur avait fourni lors des préparatifs de leur mission. De son côté, Mélétaire surveillait dans le rétroviseur la voiture orange qui ne les quittait pas, et depuis peu, cet énorme hélicoptère de transport qui les survolait avec cette femme bruyante attachée à un câble. Dominique lui ordonna de prendre la prochaine rue à gauche. Il mit son clignotant, s’engagea sur la file de gauche et s’arrêta au feu rouge. La Twingo orange déboîta de la même manière et s’arrêta à vingt mètres derrière eux. L’hélicoptère s’arrêta également. Mélétaire se tourna vers son complice.
« - Regarde, la voiture orange de tout à l’heure. Elle tourne à gauche, comme nous, mais elle s’est arrêtée à vingt mètres du feu, alors qu’il n’y a personne devant elle à part nous. Comment tu expliques ça ?
- Après, tu prendras la deuxième à droite, et on sera arrivés.
- Hé, je t’ai posé une question.
- J’en sais rien moi ! Ils sont peut être en panne, tu nous emmerdes avec ta bagnole orange.
- Et l’hélicoptère, là, juste au-dessus, qui s’arrête en même temps que nous au même feu rouge. Pareil, ça te dit rien ?
- Tu vois bien qu’il transporte une femme enceinte !
- Bon, d’accord, mais tu diras pas que je t’ai pas prévenu.
- Mais qu’est-ce que tu crois, encore ? Que l’hélicoptère transporte la femme enceinte du conducteur de la voiture orange peut-être ? C’est ça que tu crois ? Faut arrêter mon vieux ! T’as pas l’impression que c’est un peu tiré par les cheveux ?
- Ouais, vu comme ça, t’as pas tort. »
Le feu passa au vert, la Méhari entra dans la petite rue puis tourna à droite deux rues plus loin. Le pilote ne pouvait pas passer entre les immeubles, ils étaient trop rapprochés. Il fit donc monter l’appareil tout en laissant le câble se dérouler, afin de préserver sa passagère de trop grandes variations d’altitude, préjudiciables à de bonnes conditions d’enfantement. La Twingo les suivit. Jean-Racine s’aperçut que la Méhari s’arrêtait et demanda au chauffeur de se garer discrètement. Les deux hommes en cuir descendirent le sac en tirant sur les cordes et pénétrèrent dans un immeuble luxueux, traînant leur chargement derrière eux.
Sucette reçut un nouvel ordre du centre de contrôle. Il fit pivoter une grosse manette rouge du tableau de bord, ce qui débloqua les freins du treuil auquel était suspendue Madame Disponible.
Quinze mètres plus bas, Jean-Racine et Patricia serraient affectueusement leur chauffeur dans les bras, lui promettant qu’ils se reverraient. Un fracas métallique les interrompit lorsque Catherine Disponible atterrit avec son brancard sur le toit de la petite Twingo. La jeune femme rebondit et s’écrasa sur le bitume, face contre terre. Aussitôt, l’équipe d’obstétriciens et de sage-femmes apparut comme par miracle autour d’eux. Débouclant son parachute, un gros médecin chauve se dirigea vers Monsieur Disponible et se présenta comme Chef du Service Accouchement de l’hôpital Foch. Son équipe dégagea la future maman de son harnachement, et l’allongea sur le capot de la voiture de son mari. Fou de joie, ce dernier se rassit à sa place de conducteur, sortit un caméscope de la boîte à gants, passa le bras à travers le pare-brise éclaté et serra tendrement la main de sa femme ensanglantée, qui le gratifia d’un sourire édenté.
« Merci les amis ! Grâce à vous, je vais assister à la naissance de mon enfant ! » cria le petit homme en direction de Jean-Racine et Patricia, qui s’éloignaient à la poursuite de leurs ravisseurs.
Jonathan Cœur déboucha sur la Place d’Italie et aperçut un hélicoptère s’engager dans une rue perpendiculaire à l’Avenue d’Italie. L’écran de son GPS lui indiquait qu’il devait suivre cette même direction. Slalomant entre les voitures, il accéléra et pénétra dans la petite rue. Quelques mètres plus loin, son appareil de navigation le fit prendre à droite. Il était Rue de la Couenne. Une quarantaine de médecins s’agitait fébrilement au milieu de la route autour d’une Twingo au toit écrasé.
« - Un accident de la circulation, les français conduisent n’importe comment, maugréa Jonathan.
- Ou un accouchement, regardez, il y a plein de sage-femmes. »
Il ouvrit la portière et enjoignit à Gabriel Moquette de se mettre au volant et de l’attendre, quoi qu’il puisse se passer. Il parcourut la ruelle à la recherche du numéro quarante-quatre et monta quatre à quatre les quatre-cent quatre marches de l’immeuble.
Il tomba alors nez à nez avec Jean-Racine et Patricia, nue. Armé d’un cric, le majordome tenait une vieille dame par le col et la menaçait. La jeune femme donnait des coups de pieds à la femme, une clé à tube à la main.
« - Ouvre cette porte, la vieille, ou je te fais bouffer ce cric ! » hurlait Jean-Racine, lorsqu’il aperçut son maître. Il lâcha arme et victime en se précipitant les bras ouverts vers Jonathan. Ils n’eurent rien besoin de se dire, un simple échange de regards leur suffit pour comprendre que l’un et l’autre étaient là pour la même raison. Ils se tournèrent vers la vieille dame et tentèrent une nouvelle fois de lui faire ouvrir la porte d’entrée. Elle accepta enfin, et composa le code sur le clavier électronique. La porte s’ouvrit et les trois compères se mirent à la recherche du numéro de l’appartement de Gilbert Méchant parmi les innombrables noms affichés sur les boîtes aux lettres.
Le terroriste habitait au trente-neuvième étage. Patricia insista pour appuyer elle-même sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Mais après quelques minutes, ils durent se résigner à accepter la réalité. L’ascenseur était en panne. Ils entreprirent donc de monter par l’escalier. Jean-Racine s’était muni d’une feuille et d’un stylo, et traçait un bâton à chaque étage gravi. Au trente-quatrième, ils rencontrèrent quatre déménageurs encombrants qui descendaient une piscine à vagues, et durent faire demi-tour jusqu’au rez-de-chaussée pour les laisser passer. Impatients, il reprirent leur ascension en courant et se ruèrent sur le palier lorsque enfin, Jean-Racine, essoufflé, annonça triomphalement « Trente-neuf ! ».
L’immeuble, très étroit, ne comportait qu’un appartement par étage. Jonathan appuya sur le bouton de la sonnette de l’unique porte.
Le commissaire Tozzeungoue ouvrit la porte et découvrit avec surprise Jonathan Cœur, accompagné d’un homme en guenilles sans cheveux ni sourcils et d’une superbe jeune femme nue à la peau tapissée d’épines. Celui qu’il considérait comme un prisonnier évadé lui exhiba avec ostentation un impressionnant badge du FBI.
« - Ha ! On fait moins son malin, maintenant ! s’exclama Jonathan Cœur à l’adresse du policier français. Peut-on savoir ce que vous faites ici ?
- Hé bien heu, entrez donc, Monsieur Cœur, je pense que vous allez être intéressé, bredouilla Tozzeungoue.
- Vous n’avez pas répondu à ma question ! Mais soit, j’accepte d’entrer et de jeter un œil poliment à ce que vous désirez me montrer. »
Le policier le précéda dans les petits couloirs étroits de l’appartement et les fit entrer dans un luxueux salon, dont l’auteur tenta de faire une description. Des tentures de soie d’Arménie donnaient à la pièce un confortable sentiment de chaleur apaisante. Sur une grande table en bois de Bourgogne étaient disposés des napperons du Laos, où de grands vases en porcelaine trônaient, accueillant des eucalyptus dans lesquels fourmillait une colonie de koalas. A côté d’un somptueux clavecin, des baobabs nains faisaient office de tabourets. Au sol, sur une moquette malgache aux reflets bleutés, de larges tapis occidentaux apportaient une touche d’exotisme à cette ambiance méditerranéenne. D’immenses rideaux de cuir basque aux nuances nacrées, aux extrémités desquels on avait cousu des rubans de dentelles violettes, adoucissaient la rigueur des modestes fenêtres en acier. Un bahut de bois brut à l’allure cossue était fixé en hauteur par un système original d’entretoises vernies, dominant la pièce de sa présence massive. De sombres plinthes en ébène avaient été posées avec goût à mi-hauteur des cloisons, laissant place au ras du sol à une jolie collection de flacons de parfum, collés au mur par un mélange de plâtre albanais et de crépi colombien du plus bel effet. Un gigantesque lustre gothique en aluminium brossé répandait une chaude lumière orangée grâce à une multitude de petites ampoules à effet de serre. Aux quatre coins du salon, de minuscules haut-parleurs high-tech décorés de pousses de bambou de Tanzanie diffusaient en boucle une légère ambiance sonore qui évoquait la savane. Enfin, une authentique tête de cachalot surplombait l’ensemble triomphalement, apportant une dernière et subtile touche de surréalisme à la pièce.
Ebahis, les trois américains contemplèrent l’endroit en fin connaisseurs, jusqu’à ce que Jonathan Cœur pose les yeux sur le canapé chinois au centre de la pièce et lâche un hoquet de surprise.
Gilbert Méchant y était ligoté en compagnie de deux individus étranges à l’air penaud en combinaison de cuir vert. Le trio était surveillé par une compagnie de CRS.
D’un air satisfait, le commissaire Tozzeungoue se tourna vers Jonathan Cœur.
« - Puisque ces malfaiteurs sont américains, je vous les laisse, disposez-en comme vous voudrez. »
Le sang de l’agent secret ne fit qu’un tour. Il arracha le cric des mains de Jean-Racine, se rua sur le terroriste et lui asséna un terrible coup sur le crâne. Gilbert Méchant, agité de convulsions incontrôlables, le scrutait fixement dans les yeux. Jonathan abattit une seconde fois son outil sur la tête du criminel, lui donnant le coup de grâce.
Les CRS se mirent à applaudir et acclamer en jetant des roses en l’air. Patricia se jeta sur Jonathan et l’embrassa, lui léchant les lobes en lui mordillant les yeux. Jean-Racine, ne sachant trop que faire dans cette scène de liesse, commença à ranger la pièce, où régnait un certain désordre.
Emu, Jonathan prit Patricia par la main et l’emmena vers la fenêtre, par laquelle il regarda d’un air songeur vers l’horizon.
« - Tu vois, Patricia, maintenant que j’ai vraiment tué Méchant, je vais gagner encore plus de pognon. »
Ils quittèrent la pièce discrètement et sortirent, main dans la main, laissant derrière eux leurs amis se réjouir de cette conclusion heureuse.
Une triste morosité régnait sur le cimetière de Long Island. Jonathan, aidé de Thérèse Radar, emmenait le cercueil humide de Sylvester Décès vers sa tombe, autour de laquelle de nombreuses personnalités éplorées étaient réunies. Le poids du corps gorgé d’eau pesait lourdement sur les épaules de l’agent secret.
Soudain, l’assemblée s’écarta dans un murmure indigné, laissant passer un Jean-Racine Prénom en retard et essoufflé. Il arborait un visage hilare et se mordait l’intérieur des joues pour se retenir de rire.
Jonathan l’interpella :
« - Qu’est ce qui te fait marrer ?
- Je viens de penser à un truc !
- Quoi donc ?
- Bin, je me disais qu’avec un nom pareil, Sylvester Décès, on se doutait bien de comment il finirait ! »
Un fou rire incontrôlable s’empara de l’assistance, offrant au décédé des obsèques dont il se souviendrait.
La suite ici : Le secret de Mezzanine Feuilleton